"Je retrouvai la maîtrise de moi-même dans l'abstinence d'alcool et de tabac et une excellente forme physique dans la pratique de la culture physique et des sports de combat. La lecture du Bushido, ou code des samouraïs, me portait vers une exaltation du combat, un goût pour le stoïcisme guerrier, la mort les armes à la main. J'aurais aimé être parachuté au siège de Diên Biên Phu, qui faisait la une de France-soir, pour prêter main-forte. J'aimais chez Dürer Le Chevalier et la Mort, la charge des chevaliers teutoniques sur le lac gelé dans Alexandre Nevski, d'Eisenstein, exaltée par la musique de Prokofiev m'enthousiasmait. J'aurais aimé faire partie de ceux qui chargeaient, dans cette puissante course vers le choc. Je trouvais l'Allemagne attirante à cause des Réprouvés d'Ernst von Salomon et des corps-francs combattant aux marches de de Courlande... Je trouvais imposant le film vu à la Cinémathèque de Leni Riefenstahl sur Nuremberg (1934). [...] Je lisais Nietzsche en prenant des notes : « Il faut dominer les passions et non point les affaiblir ou les extirper. Plus grande est la maîtrise de la volonté, plus on peut accorder de liberté aux passions. »
« Il faut avoir gardé en soi un peu de chaos, pour enfanter une étoile dansante. » "
Gérard Chaliand, La pointe du couteau (Robert Laffont, 2011)
" Les cris d'une centaine d'oiseaux blancs sur une lagune, au loin, me paraissaient préférables à la voix de mes compatriotes – des touristes culturels, pourtant, de ces professeurs à la retraite qui, visitant consciencieusement le monde, ne font qu'arpenter les décombres de la culture : ils semblent partout chez eux et consomment du culturel comme on fait une cure thermale ou ce que les théologiens de l'hygiénisme nomment, en France, un « parcours de santé ». Le monde entier ne sera d'ailleurs bientôt plus, gageons-le, qu'un parcours de santé politique et moral, un cauchemar totalitaire, une dégénérescence de l'idée de Bien. "
Richard Millet, Eesti – Notes sur l'Estonie (Gallimard, 2011)
Alain Finkielkraut, dans un numéro de l'Express consacré aux Français juifs (10 octobre 2012) :
« Nous avons pu jouer un rôle dans le désamour de la France vis-à-vis d'elle-même en contribuant à répandre une vision unilatérale et pénitentielle du devoir de mémoire ».
Du même :
« Aussi inconséquents que tranchants, [les bobos] se prémunissent de cela même qu'ils font profession de vouloir. Ils prônent l'abolition des frontières tout en érigeant soigneusement les leurs. Ils célèbrent la mixité et ils fuient la promiscuité. Ils font l'éloge du métissage mais cela ne les engage à rien sinon à se mettre en quatre pour obtenir la régularisation de leur « nounou » ou de leur femme de ménage. L'Autre, l'Autre, ils répètent sans cesse ce maître mot, mais c'est dans le confort de l'entre-soi qu'ils cultivent l'exotisme. Sont-ils cyniques ? Sont-ils duplices ? Non, ils sont leurs propres dupes. Ils croient ce qu'ils disent. Seulement, ce qu'ils disent les mystifie et les égare en magnifiant ou en camouflant les dispositifs prosaïques du monde réel. A l'expérience qu'ils vivent, ils substituent un récit édifiant et ils sont les premiers à être abusés par ce tour de passe-passe. Mobiles, flexibles, fluides, rapides, ils choisissent pour figure tutélaire Mercure, le dieu aux semelles de vent, alors même que les immeubles où ils habitent sont protégés comme des coffres-forts par une succession de digicodes et d'interphones. La bigarrure dont ils s'enchantent, l'ouverture dont ils s'enorgueillissent sont essentiellement touristiques. Ils rendent grâce à la technique d'avoir aboli les distances et, avec celle-ci, l'opposition du proche et du lointain : tout ce qui avait le cachet mystérieux de l'ailleurs est disponible ici, toutes les musiques, toutes les cuisines, toutes les saveurs, tous les produits et tous les prénoms de la terre sont en magasin. Le temps des blinis et de la mozzarella est aussi celui où nul n'a plus besoin d'être russe ou italien pour appeler son enfant Dimitri ou Matteo : il suffit de se servir. Au moment précis où le monde commun éclate et s'ethnicise, la consommation se mondialise et les bobos font au nom de celle-ci la leçon à celui-là. Ils aiment à regarder leur déambulation gourmande dans les allées du grand bazar comme une victoire du nomadisme sur les préjugés chauvins. Ils impriment ainsi le sceau de l'idéal à la société de la marchandise. »
Alain Finkielkraut, L'identité malheureuse (Stock, 2013)
Une scène de rue célinienne, tirée d'un roman de Jean Cau, Les paroissiens, écrit en 1958 alors que ce dernier était encore secrétaire de Jean-Paul Sartre :
" Si vous voulez y comprendre, je vous enseigne le truc, moi. D'un côté les Amerlos, de l'autre les Russes. Même farine. Les uns et les autres ne pensent qu'à une chose : nous posséder. Et si çchange pas, vous verrez, nous finirons par être cuits.
- Si ça change pas quoi ?
-Tout. Les ministres, le gouvernement, les responsables ? Trop de partis, trop de politique !
- Parfaitement, dit le voyeur, de plus en plus excité. Du balai ! Tous à la porte !
- D'abord, il y a trop d'étrangers, dit un type sans visage, blanc avec des yeux d'eau. Des bicots, des nègres, des Polonais, des Italiens, des Espagnols, la France est devenue une poubelle... des Chinois, des juifs. De ceux-là, on en voit plus qu'avant la guerre. Ils ont sans doute fait des petits dans le maquis.
Il parle haut, le type. Il n'a pas peur. S'il y en a autour de moi qui se sentent morveux, qu'ils se mouchent ! Voilà ce qu'il a l'air de dire.
- Vous ne croyez pas qu'ils ont faut des petits ?
Le voyeur et un type de quarante-cinq ans aux oreilles poilues ont un rire sec , un peu gêné. Sûr, ils sont d'accord, mais dire des choses pareilles, ils n'oseraient pas. Ça leur fait plaisir de les entendre, c'est tout.
- J'ai été à Dachau, Monsieur, et je n'y ai pas fait des petits. Je vous montrerai mon pyjama rayé si vous tenez à le voir.
- Mets-le dans la naphtaline, il resservira.
Le juif a ouvert de grands yeux, si grands qu'ils en étaient mouillés.
- Salaud, espèce de salaud, de sale fasciste !
L'homme l'a secoué, lui a fourré sous le nez une carte qui disait – le juif a lu – sous-officier, 1ère Armée et d'autres machins comme ça...
- Tu vois, a dit le type. Eh bien, si je te blaire pas, c'est mon droit. Tu as peut-être été à Dachau, par force, parce qu'on en voulait à ta peau, à ton fric, parce qu'on t'a coincé, un jour...Alors, tu n'as pas à en être fier. Moi, tu vois, là (il frappe sur le carton avec son index), j'y suis allé volontaire! On ne me demandait rien. J'aurais pu rester chez moi, tranquille, au chaud et acheter du pain blanc et du sucre à tes copains qui se débrouillaient pour en vendre même en 43. J'y suis allé et j'ai risqué ma peau, tu comprends ? Et quand je suis revenu, vous en étiez sorti de Dachau, vous repreniez des kilos à toute allure, et vous recommenciez à foutre la pagaïe...
Le juif s'éloigne, très vite, disparaît au coin de la rue. Personne ne dit plus rien. L'ex-sous-officier toussote et déclare :
- Des fois, y'en a marre ! "
Jean Cau, Les paroissiens (Gallimard, 1958)
" Nous avons vécu une société de la liberté, et nos libertés sont labourées par des exploitants industriels qui mesurent le profit à en tirer. L'histoire dira quelle part ont prise les intérêts des industriels de la vie et de la reproduction au combat pour le droit au « mariage pour tous », qui cache le transfert de la reproduction humaine vers l'industrie, la machine et le procédé. L'histoire dira quelle part ont prise les intérêts des industriels de l'appareillage du corps humain à la fabrique de sportifs handicapé et de performances des prothèses, voire au montage des jeux Olympiques pour handicapés, les jeux Paralympiques, salon payant des dernières techniques de remplacement du corps. Il est entendu que l'industrie permet de fabriquer des corps qui vont plus vite, sautent plus loin et qui déploient une force supérieure, une fois que leurs membres sont remplacés par leurs équivalents de synthèse, en titane ou en fibre de carbone. Et il est entendu que les mécanismes de la nature, la gratuité des écosystèmes le hasard de la reproduction humaine ou animale, les déterminations de l'origine, du sexe ou de l'âge seront heureusement remplacées par les prestations de l'industrie de la vie et des services du corps – que la disparition de la gratuité est le moyen le plus prometteur et le plus radical de la croissance. Peu avant la faillite de Lehmann Brothers, les humanistes de Goldman Sachs avaient annoncé que désormais, soucieuse du bonheur de ses employés, la banque remboursait les opérations de changement de sexe ! Voilà qui devrait pour le moins nous rendre défiants sur la liberté de sortie de la nature qui nous est offerte. "
Hervé Juvin, La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013)
" Une écologie humaine est l'inverse de l'utopie de l'unité du genre humain. Elle repose sur la prise en compte des forces de séparation, des logiques de distinction et des passions discriminantes qui font l'honneur et la vie des sociétés humaines. Une nation qui ne décide pas des conditions d'accès à la nationalité et de résidence sur son sol n'est pas une nation libre. Il est permis de critiquer certaines, de juger que certaines sont meilleures que d'autres, que nous avons choisi des règles et que nous en refusons d'autres. Il ne l'est pas de dénier à une nation ce pouvoir. Une nation qui se voit dicter de l'extérieur les conditions d'accès à la nationalité, de résidence sur son sol, n'est plus une nation libre. C'est une nation ouverte à l'invasion. C'est une nation dont la langue, les lois, les mœurs ne sont plus siennes, mais celles que des mouvements de population, qu'elle constatera sans les avoir choisis, qu'elle subira sans les avoir voulus, vont décider à sa place. Il ne s'agit pas d'enfermer les uns et les autres dans un essentialisme borné, qui attribue des caractères définitifs à la religion, l'origine, la race ou la nationalité. Il n'est pas question non plus d'enfermer chacun dans son ethnie, dans sa foi ou dans ses origines et dans un déterminisme absolu. Mais il n'est pas davantage question de les identifier tous à un modèle unique, de les réduire au même, à la conformité et à la règle de l'unique. Elle se poursuit par l'expression politique de la primauté, de la diversité culturelle et identitaire sur l'unité opérationnelle des techniques et des règles. Une loi bonne au Texas n'a aucune chance de s'appliquer heureusement en Grèce. Une règle, un mode de "gouvernance" satisfaisants à Munich n'ont aucune chance d'être à Luanda ou Lusaka autre chose qu'un faux-semblant, ou un mensonge – et d'entraîner la société toute entière dans le mensonge institutionnel de la conformité des apparences. Notre tâche historique est considérable ; nous devons faire renaître la diversité collective ! Redécouvrir que l'histoire, l'origine, la race, la langue, la foi, la culture ont un sens – et que ce sens n'est pas celui des hiérarchies, des stades de développement et des barreaux successifs sur l'échelle du progrès. Ce qui allait de soi, de l'histoire, des dieux ou des fondations mythiques des pères passés, nous allons devoir l'inventer. "
Hervé Juvin, La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013)
" L'adhésion à l'immigration et au multiculturalisme dépend avant tout de la capacité que l'on a d'ériger des frontières avec l'Autre à travers ses choix résidentiels ou scolaires. Quand on n'a pas les moyens de contourner les cartes scolaires ou de choisir l'endroit où l'on habite, on demande à un État fort de le faire pour nous. En clair, on ne perçoit pas l'immigration de la même manière selon que l'on gagne 10 000 euros ou 1000 euros par mois! [...]
Quand on me demande de parler de l'immigration, je raconte toujours l'histoire d'un village qui accueille une famille d'étrangers. Ça commence bien, puis arrivent les cousins, le reste de la famille, les choses se gâtent... Et à la fin, j'explique que le village dont je parle se situe en Kabylie et qu'il s'agit de l'immigration chinoise. Posez la question de l'immigration dans n'importe quel pays du monde, vous obtiendrez la même réponse: « Je ne veux pas devenir minoritaire.» Ce rapport à l'Autre est universel. Et c'est un enjeu d'autant plus crucial que nous vivons dans une société ouverte et mondialisée. Jusqu'aux années 1970, dans la France assimilationniste, la question ne se posait pas puisque l'« autre» devenait «soi ». Mais quand on est sûr que l'« autre » ne va pas devenir « soi », on veut savoir combien d'« autres » il y aura. C'est important de savoir si, dans son immeuble, on va vivre avec une ou douze familles tchétchènes ..."
Christophe Guilluy (Causeur, novembre 2013)